Beaucoup l’attendaient avec impatience, elle est tombée le 11 décembre 2020 : la décision du Conseil d’État de ne pas suspendre la fermeture des remontées mécaniques prévue par le gouvernement pendant les fêtes de fin d’année a fait l’effet d’un coup de massue aux stations de montagne.
Retour d’abord sur le contexte ayant conduit à la décision de fermeture des remontées mécaniques. En octobre, la deuxième vague de l’épidémie s’abat sur le pays, contraignant ce dernier, résolu à davantage anticiper par rapport à la première vague, à imposer un second confinement. C’est le décret n°2020-1257 du 17 octobre 2020 qui vient acter le retour de l’état d’urgence sanitaire et les mesures qui l’accompagnent. Dans la foulée, le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020, pris sous l’empire de la loi du 9 juillet 2020 notamment traduite par les articles L. 3131-15, L. 3131-17 et L. 3136-1 du code de la santé publique et donnant pouvoir au Premier ministre de réglementer par décret, prescrit les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. L’article 18 du décret du 29 octobre 2020 prévoit alors :
« Les exploitants des services mentionnés à l’article L. 342-7 du code du tourisme veillent, dans la mesure du possible, à la distanciation physique des passagers ou groupes de passagers voyageant ensemble à bord de chaque appareil, en tenant compte des contraintes propres à chaque moyen de transport. Par dérogation, le I de l’article 15 n’est pas applicable : 1° Aux téléskis mentionnés à l’article L. 342-7 du code du tourisme ; 2° Aux télésièges lorsqu’ils sont exploités de façon à ce que chaque siège suspendu ne soit occupé que par une personne ou par des personnes laissant entre elles au moins une place vide. »
La loi du 14 novembre 2020 vient prolonger l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 16 février 2021 et confirmer le pouvoir réglementaire du Premier ministre « aux seules fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19 ». Ce dernier peut alors « dans certaines parties du territoire dans lesquelles est constatée une circulation active du virus, interdire la circulation des personnes et des véhicules, ainsi que l’accès aux moyens de transport collectif et les conditions de leur usage (…) ».
Ce cadre juridique est important à souligner car il sera rappelé, et ce de manière exhaustive, par le Conseil d’État dans sa décision du 11 décembre 2020 pour justifier les compétences réglementaires du Premier ministre Jean Castex et de son gouvernement.
Jusque-là, rien ne venait troubler la quiétude des stations de ski n’ayant, pour certaines, même pas encore commencé à préparer la saison d’hiver. Ce n’est que dans son « Adresse aux français » du 24 novembre que le Président de la République Emmanuel Macron a mis le feu aux poudres. Dans sa septième allocution depuis le début de la crise, le Président est sans appel concernant les stations de ski :
« Une concertation a été engagée par le gouvernement avec les élus locaux et les professionnels, les décisions seront finalisées très prochainement, mais il me semble toutefois impossible d’envisager une ouverture pour les fêtes et bien préférable de privilégier une réouverture courant janvier dans de bonnes conditions. Nous nous coordonnerons sur ce point avec nos voisins européens. La logique de toutes ces décisions est la même : au maximum limiter toutes les activités qui multiplient les rassemblements, conduisent les gens à se rassembler sans protection dans des lieux clos et permettre de rouvrir progressivement les activités où on peut se protéger et où les distances et les gestes barrières sont possibles. »
Les acteurs de la montagne se sentent alors trahis par le Président de la République avec lequel une concertation était en cours pour trouver une solution satisfaisante pour tout le monde. Il n’en est rien du côté d’Emmanuel Macron. Le Premier ministre appuiera la décision de fermeture lors de sa conférence de presse le 26 novembre 2020 :
« Les préoccupations sanitaires demeurent déterminantes. (…) Il sera loisible à chacun, chacune et à tous de se rendre dans les stations pour profiter de l’air pur de nos belles montagnes. Simplement, toutes les remontées mécaniques et les équipements collectifs seront fermés au public. »
Des manifestations éclatent dans les stations et dans les vallées de montagne : Bourg d’Oisans, Chambéry, Bourg Saint-Maurice, etc. se soulèvent et dénoncent la mort de leur économie dite de « ruissellement », des sommets aux bassins versants, caractéristique du tourisme en montagne. D’autres actions de démonstrations seront organisées notamment dans les centres commerciaux ou encore les transports publics de grandes villes pour dénoncer, selon eux, l’absurdité d’une telle décision, alors même que le contexte européen est hétérogène, avec une fermeture initialement programmée en Italie et en Allemagne mais une ouverture prévue en Suisse, en Autriche et en Espagne.
Rien n’y fait. Le gouvernement penche du côté des soignants qui ne souhaitent pas voir le centre hospitalier universitaire de Grenoble noyé sous une double vague constituée d’une part de cas covid et d’autre part de skieurs blessés. C’est ainsi que le 4 décembre 2020, le décret n°2020-1519 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’urgence sanitaire est adopté. Son article 1er prévoit :
« L’article 18 du décret du 29 octobre 2020 susvisé est remplacé par les dispositions suivantes : « Art. 18.-I. –Les services mentionnés à l’article L. 342-7 du code du tourisme ne sont pas accessibles au public, sauf pour : « 1° Les professionnels dans l’exercice de leur activité ; « 2° Les personnes autorisées à pratiquer une activité sportive en application des deuxièmes et cinquièmes alinéas du II de l’article 42 ; « 3° Les pratiquants mineurs licenciés au sein d’une association sportive affiliée à la Fédération française de ski. « Le préfet de département est habilité à autoriser, en fonction des circonstances locales, l’accueil d’autres usagers dans les services de transport collectif public de voyageurs par remontées mécaniques à vocation urbaine et interurbaine. « II. -Les exploitants des services mentionnés au I veillent, dans la mesure du possible, à la distanciation physique des passagers ou groupes de passagers voyageant ensemble à bord de chaque appareil, en tenant compte des contraintes propres à chaque moyen de transport. « Par dérogation, le I de l’article 15 n’est pas applicable : « 1° Aux téléskis ; « 2° Aux télésièges lorsqu’ils sont exploités de façon à ce que chaque siège suspendu ne soit occupé que par une personne ou par des personnes laissant entre elles au moins une place vide. »
Les requérants, bien qu’hésitants au départ à prendre la voie contentieuse, avaient quand même prévu le coup puisque leur requête est enregistrée le jour même de la parution du décret, le 4 décembre. Leur avocat, Me Valdelievre, est celui qui a obtenu gain de cause contre les mesures de restriction de la fréquentation des lieux de culte. Le syndicat Domaines skiables de France, la région Auvergne Rhône-Alpes, l’association nationale des maires des stations de montagne, le syndicat national des moniteurs du ski français et pléthore d’autres institutions, organisations, syndicats, associations, collectivités territoriales se mobilisent à l’appui de ce recours. Quelques jours plus tard viendront en intervention au recours davantage d’acteurs politiques et économiques.
Dans leur recours en référé-liberté prévu à l’article L.521-2 du code de justice administrative, les requérants demandent à titre principal d’ordonner la suspension de l’exécution des dispositions du décret du 4 décembre 2020 et spécialement celles de son article 1er en tant qu’il prévoit que « les services mentionnés à l’article L. 342-7 du code du tourisme ne sont pas accessibles au public. » Ils demandent à titre subsidiaire au Conseil d’État d’enjoindre au Premier ministre « de modifier les dispositions en vigueur et de prendre les mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu, afin de permettre l’ouverture immédiate des remontées mécaniques dans le strict respect des protocoles sanitaires établis ; »
À l’appui de leur recours, ils soutiennent que la condition d’urgence est satisfaite eu égard au démarrage de la saison à compter du 18 décembre 2020 et aussi à l’impact économique de la fermeture des remontées mécaniques « dès lors que la période des vacances de Noël représente traditionnellement 15% du volume de fréquentation annuel des domaines skiables de France et concerne près de 120 000 emplois ». Ils soutiennent également que la décision de fermeture des remontées mécaniques porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir, à la liberté d’entreprendre, au principe de libre administration des collectivités territoriales et au principe d’égalité. Des différenciations géographiques auraient dû être envisagées. En outre, selon eux, la décision de fermeture n’est pas nécessaire ni proportionnée au but poursuivi. L’évocation de l’atteinte à la libre administration des collectivités territoriales est plutôt étonnante de la part des requérants eu égard au caractère abstrait de cette notion dont le contenu est justement précisé… par la loi, donc par l’État. L’atteinte à la liberté d’aller et venir est encore plus difficile à démontrer puisqu’en réalité, il est possible de se rendre en station : seules les remontées mécaniques seront closes.
Le Conseil d’État, quant à lui, exclut d’emblée l’argumentaire développé concernant la méconnaissance du principe d’égalité qui ne révèle pas une atteinte à l’exercice d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Pour résumer et comme l’avait rappelé Jean-Marc Simon[1] maître des requêtes au Conseil d’État : « la liberté de skier n’est pas fondamentale (…) ». En défense, le Ministre des Solidarités et de la Santé, loin de se désister, considère qu’il faut à tout prix éviter des flux supplémentaires de déplacements pendant la période des fêtes de fin d’année et limiter les occasions de brassage de la population. Aussi, une différenciation entre les territoires serait d’« une extrême complexité ». Évidemment, le Ministre des Solidarités et de la Santé fait le rappel de la situation sanitaire actuelle, évoluant par palier mais sans nette amélioration. Il fait enfin valoir, comme pour mieux faire passer la pilule, que le gouvernement envisage des mesures de « soutien renforcé aux acteurs de la montagne ». Le Premier ministre n’a pas, quant à lui, émis d’observations.
Le Conseil d’État décide ainsi :
« Il résulte de l’instruction que, dans le contexte actuel de la situation épidémique, (…) la mesure contestée, dont les effets économiques sont certes très importants pour les zones concernées mais qui a pour objectif de limiter les contaminations supplémentaires occasionnées par des flux importants de déplacements, ne porte pas aux libertés invoquées, malgré son caractère indifférencié selon les régions, une atteinte grave et manifestement illégale. »
Le Conseil d’État ne s’étend pas s’agissant de la proportionnalité, puisque l’article L. 3135-15 du code de la santé publique, tel qu’issu de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie, prévoit lui-même en son sein un garde-fou aux éventuelles mesures disproportionnées. Le Conseil d’État termine, sans même avoir eu besoin de se prononcer sur la condition d’urgence, en évacuant rapidement le reste des arguments relatifs à l’incompréhension des exceptions à l’interdiction d’utilisation des remontées mécaniques et aux difficultés liées à la sécurisation des domaines skiables.
Demeure tout de même certaines questions en suspens : le référé-suspension, aurait-il permis de trouver une issue plus favorable aux stations de ski avec la condition plus souple du doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée plutôt que la démonstration délicate d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, ainsi que Me Grégory Mollion, avocat au barreau de Grenoble, l’a évoqué ?[2] Rien n’est moins sûr.
En outre, le décret du 4 décembre 2020 mentionne que ce sont les services prévus à l’article L. 342-7 du code du tourisme qui sont interdits, lequel article prévoit : « Sont dénommés » remontées mécaniques » tous les appareils de transports publics de personnes par chemin de fer funiculaire ou à crémaillère, par téléphérique, par téléskis ou par tout autre engin utilisant des câbles porteurs ou tracteurs. » Cette définition extensive au possible de ce que peut être une remontée mécanique amène inévitablement à se poser la question de l’ouverture, entre autres, du funiculaire de Montmartre ou encore de celle du téléphérique de Grenoble qui relie non pas des pistes de ski mais plutôt le centre-ville à la Bastille. Et bien les bulles de Grenoble ont repris du service le dimanche 13 décembre… Par son manque de précision, le décret laisse ainsi des zones d’ombre s’agissant de la question des ascenseurs valléens et autres transports par câble qui revêtent la casquette de transport public, quasiment au même titre que les transports en commun mais qui ne pourraient pas ouvrir si les prescriptions du décret du 4 décembre 2020 étaient suivies à la lettre…
Enfin, s’agissant des indemnisations, tous les exploitants de la moindre petite station aux plus grands domaines skiables seront-ils indemnisés en proportion égale avec les stations exploitées par la Compagnie des Alpes, détenue par la Caisse des dépôts et des consignations ? La même question de l’indemnisation se pose s’agissant de l’ensemble des commerces et professionnels exerçant leur activité de manière indépendante, les moniteurs de ski par exemple, qui dépendent tous de la fréquentation des stations induite par le fonctionnement des remontées mécaniques.
Si nous ne faisons pas partie de ceux qui vont jusqu’à minimiser l’impact de la fermeture en évoquant des considérations socio-économiques et l’éternel refrain de la lutte des classes, il faut avouer qu’elle demeure non pas bienvenue mais malheureusement nécessaire dans un contexte pandémique pour lequel on ne sait rien, ou très peu… La tâche des dirigeants est ardue : créer un cadre juridique le plus équilibré possible, en prenant en compte le maximum de données, sans tomber dans des excès autoritaires qui seraient contraires à l’État de droit. La tâche du juge administratif l’est encore plus : appliquer des règles insatisfaisantes à l’aveugle, à un contexte factuel en évolution continuelle, et alors même qu’habituellement, ce sont les faits qui sont au cœur du débat et qui commandent la décision, comme l’avaient déjà rappelé Me Sandrine Fiat et Me Laura Punzano, avocats au barreau de Grenoble, concernant la position du juge administratif des référés sur le port du masque obligatoire.[3]
Les prêcheurs de théories du complot devraient se taire : le contexte est trop difficile, qui sait comment faire et comment faire mieux ? Les stations, à l’instar des restaurants, des bars, du monde de la culture et de la nuit ne sont pas plus victimes de l’état d’urgence sanitaire que de la pandémie elle-même, ennemie jurée des échanges sociaux intrinsèques à ces secteurs d’activités. Les stations de ski n’ont que, pour seule raison d’exister, l’afflux important de personnes venant d’horizons divers se rassembler en haut des cimes.
Il faut enfin souligner la résilience des montagnards. En effet, les stations n’ont pas eu d’autre choix que de prendre le pli rapide de l’adaptation. Un mal pour un bien, le secteur a l’occasion ici de s’entraîner à jouer le jeu de la diversification des activités proposées au-delà du « tout ski », diversification qui doit s’inscrire dans la durée au regard des enjeux climatiques maintenant connus de tous.
Que les montagnards se rassurent, le pouvoir d’attraction des sommets a encore de beaux jours devant lui. Vacances scolaires ou non, l’afflux est d’ailleurs déjà présent comme on pouvait le constater le week-end dernier dans les stations aux alentours de Grenoble.
CE, 11 décembre 2020, Domaines skiables de France et autres, n°447208
Mégane Mattana-Basset – Elève avocate à l’EDARA, membre du conseil d’administration de l’Association Dauphinoise du Droit Public