Lors de son intervention sur France Bleu concernant la protestation électorale dirigée contre les élections municipales d’Annemasse (Haute-Savoie), le maire en exercice de la commune Christian DUPESSEY estimait que : « Si on annule les élections d’Annemasse, il faut alors annuler les élections au premier tour partout en France »[1]. Si la problématique était posée de façon assez caricaturale, la question de fond mérite d’être débattue : quelle est (ou sera, puisque le Conseil d’État va être amené à se prononcer en appel), la portée exacte du jugement du tribunal administratif de Grenoble du 31 décembre 2020 ayant annulé, au demeurant sur conclusions contraires, les élections municipales d’Annemasse[2] ?
En l’espèce, à l’issue des opérations électorales organisées le 15 mars 2020 afin de désigner les membres du conseil municipal et du conseil communautaire, la liste « Annemasse ville d’Avenirs » a obtenu 2 087 voix, soit 50,02 % des suffrages. Quant à la liste « Générations Annemasse » (demanderesse), elle a obtenu 1 682 voix, soit 40,31% des suffrages exprimés. Cette dernière a demandé au tribunal administratif de Grenoble, à titre principal, d’annuler les résultats des élections municipales au premier tour, et, à titre subsidiaire, de rectifier les résultats obtenus.
Protestation à laquelle le TA de Grenoble donna satisfaction, sur le fondement d’une abstention particulièrement élevée et d’un écart de voix très faible : « Il résulte de l’instruction que le taux d’abstention dans la commune d’Annemasse, lors des opérations électorales qui se sont déroulées le 15 mars 2020, s’est élevé à 72,21 %. Ce taux d’abstention est nettement supérieur à la moyenne nationale de 55,34 % enregistrée pour ce scrutin, ainsi qu’à celui des élections municipales de l’année 2014 qui était de 56,21 %. Ainsi, sur 15 527 habitants inscrits sur les listes électorales, 4 315 électeurs se sont déplacés pour participer au vote. Par ailleurs, la liste « Annemasse Ville d’Avenirs », conduite par M. BC…, n’a obtenu la majorité absolue qu’avec une seule voix. Ainsi, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’importance de l’abstention constatée ne peut pas être regardée comme ayant été sans incidence sur la sincérité du scrutin compte tenu du très faible écart de voix ayant permis l’obtention de la majorité absolue. Par suite, elle est de nature à justifier l’annulation des élections qui se sont tenues le 15 mars 2020 dans la commune d’Annemasse, quel qu’ait pu être par ailleurs l’écart ayant séparé les listes en présence à l’issue du premier tour ».
Cette protestation se place dans la lignée des difficultés contentieuses que rencontrent les juges électoraux dans le contexte exceptionnel de la pandémie de la covid-19. Toutefois, elle rouvre le débat sur l’interprétation de la notion de « circonstances de l’espèce », de « circonstances locales particulières » pour reprendre les termes du rapporteur public[3], après l’arrêt du Conseil d’État relatif aux élections municipales et communautaires de Saint-Sulpice-sur-Risle du 15 juillet 2020[4]. Il résulte du raisonnement du tribunal administratif de Grenoble la question de droit suivante : le seul niveau de l’abstention peut-il justifier, en cas d’écart de voix faible, l’annulation d’une élection, lorsqu’il est particulièrement élevé ?
Compte tenu du contexte et de sa solution, le jugement du tribunal administratif de Grenoble constitue, indiscutablement, une solution remarquable (I) à l’issue incertaine (II).
I. Une solution remarquable
Le tribunal administratif de Grenoble, contrairement à la position du rapporteur public concluant au rejet au fond de la requête, a annulé l’élection municipale d’Annemasse du 15 mars 2020, compte tenu donc du fort taux d’abstention et d’un écart d’une seule voix par rapport à la majorité absolue. Un tel jugement est audacieux car il est intervenu postérieurement à la décision du Conseil d’État Saint-Sulpice-sur-Risle du 15 juillet 2020, lequel demande (ou semble demander) aux protestataires d’invoquer une « autre circonstance » que l’abstention « relative au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune qui montrerait, en particulier, qu’il aurait été porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats ».
Le contentieux relatif au premier tour des élections municipales 2020 a fait l’objet d’une longue série jurisprudentielle. Tout a commencé avec la décision QPC n°2020-849 du Conseil constitutionnel du 17 juin 2020. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel considéra que « les dispositions contestées ne favorisent pas par elles-mêmes l’abstention » et « qu’il appartiendra, le cas échéant, au juge de l’élection, saisi d’un tel grief, d’apprécier si le niveau de l’abstention a pu ou non altérer, dans les circonstances de l’espèce, la sincérité du scrutin ». Deux éléments sont à retenir de cette décision. Le fait d’écarter l’abstention comme problème d’une manière générale en matière d’appréciation de la sincérité du scrutin s’inscrit dans la solution classique du droit français. En revanche, le Conseil constitutionnel retenait ici la possibilité pour le juge électoral de considérer, au cas par cas, si le niveau de l’abstention porte atteinte à la sincérité du scrutin. L’abstention liée au covid-19 étant d’une nature particulière, le Conseil constitutionnel adoptait une formulation plus large s’ouvrant vers l’office du juge électoral, en acceptant une appréciation du seul niveau de l’abstention. Pour le dire autrement, il semblait ouvrir davantage la porte[5].
Suite à cette décision, la jurisprudence des tribunaux administratifs resta hétérogène. Le 26 mai 2020, le tribunal administratif de Rennes rejeta une demande d’annulation des élections au premier tour de la commune de Vezin-le-Coquet par une ordonnance de tri, compte tenu de l’absence de toute circonstance particulière[6]. Cependant le TA de Nantes rendit un jugement le 9 juillet dont on parla beaucoup plus : à propos des élections de Malville, il considéra que la faible participation pouvait être attribuée, au moins en partie, au contexte sanitaire et aux messages diffusés par le Gouvernement dans les jours précédant le scrutin, qui ont dissuadé une partie significative des électeurs de se rendre au bureau de vote le 15 mars 2020. Compte tenu de l’écart de trois voix de la liste en tête par rapport à la majorité absolue, la requérante se trouvait fondée à soutenir que les circonstances particulières dans lesquelles s’est tenu le scrutin du 15 mars 2020 à l’origine d’une abstention inhabituelle avaient été de nature à altérer la sincérité du scrutin et, eu égard au très faible écart de voix par rapport à la majorité absolue, à fausser les résultats de l’élection[7].
Immédiatement après ce jugement du TA de Nantes, un autre contentieux a permis au Conseil d’État de préciser la portée du contrôle du juge électoral lorsque les tribunaux administratifs examinent un taux fort d’abstention pour fonder leur décision[8]. Au cas présent qui concerne la commune de Saint-Sulpice-sur-Risle, le Conseil d’État avait été saisi d’une question de recevabilité, le TA ayant à l’origine déclaré la requête irrecevable pour tardiveté. Déclarant au contraire la requête recevable, la haute juridiction administrative a profité de l’occasion pour statuer au fond. Il jugea que le législateur n’a pas entendu subordonner à un taux de participation minimal la répartition des sièges au conseil municipal à l’issue du premier tour de scrutin dans les communes de mille habitants et plus, lorsqu’une liste a recueilli la majorité absolue des suffrages exprimés. Le niveau de l’abstention n’est ainsi pas de nature à remettre en cause les résultats du scrutin, s’il n’a pas altéré, dans les circonstances de l’espèce, sa sincérité : « En l’espèce, M. B… D… fait seulement valoir que le taux d’abstention s’est élevé à 56,07 % dans la commune, sans invoquer aucune autre circonstance relative au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune qui montrerait, en particulier, qu’il aurait été porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats. Dans ces conditions, le niveau de l’abstention constatée ne peut être regardé comme ayant altéré la sincérité du scrutin » [9]. En application de ce considérant de principe, le requérant ne doit donc pas se contenter du niveau de l’abstention mais doit démontrer qu’il y a une autre circonstance relative au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune qui montrerait, en particulier, qu’il aurait porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats. La solution du Conseil d’État avait certainement pour finalité de sécuriser un bon nombre d’élections acquises dès le premier tour. C’était aussi (et peut-être surtout) l’occasion pour la Haute juridiction d’affirmer une position jurisprudentielle face aux différents jugements des tribunaux administratifs, empêchant des solutions trop hétérogènes[10].
La solution du jugement du tribunal administratif de Grenoble fait donc débat. Il ne fait pas une application stricte de la jurisprudence du Conseil d’État citée ci-dessus. Le rapporteur public avait estimé dans ses conclusions que « le maintien du premier tour était justifié par un motif d’intérêt général, qu’il s’est déroulé dans des conditions satisfaisantes et que l’abstention a impacté de la même manière toutes les listes en présence ». Il est remarquable de souligner que s’inscrivant dans la ligne du Conseil d’État, le rapporteur public avait écarté très rapidement la question de l’abstention, concentrant ses conclusions sur d’autres problèmes. À l’inverse, le tribunal a jugé que « l’importance de l’abstention constatée ne peut pas être regardée comme ayant été sans incidence sur la sincérité du scrutin compte tenu du très faible écart de voix ayant permis l’obtention de la majorité absolue ». Un tel raisonnement est comparable à celui du tribunal administratif de Nantes dans l’affaire précitée, et semble s’écarter, au moins sur le plan rédactionnel, de la solution du Conseil d’État, puisqu’il n’est pas fait référence, dans les motifs du jugement, ni au déroulement de la campagne électorale et du scrutin, ni à l’égalité entre les candidats, ni expressément à la liberté du suffrage.
Le juge électoral grenoblois, en procédant par l’économie de moyens, ne constate qu’un fort taux d’abstention et une voix d’écart par rapport à la majorité absolue. Il ne mentionne aucune autre circonstance particulière locale, de nature à porter atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats. Cette motivation fait du jugement du tribunal administratif de Grenoble une solution à l’issue incertaine appelant un arrêt de principe du Conseil d’État.
II. Une solution à l’issue incertaine
L’élection à Annemasse, ville de plus de 30 000 habitants, enregistre un taux d’abstention de de 72,21%. Le rapporteur public qualifie l’écart de voix d’inexistant par rapport au seuil de la majorité absolue mais conclut au rejet de la protestation électorale en l’absence d’irrégularités. Certes, l’écart de voix, une voix par rapport à la majorité absolue, ne fait pas débat ici[11]. Mais en principe, dans un tel cas, l’élection ne doit pas être annulée en l’absence d’autres irrégularités ou de circonstances particulières, si on suit l’arrêt Saint-Sulpice-sur-Isle.
Dès lors, la solution du TA de Grenoble permet de poser la question dans les termes suivants : le seul niveau de l’abstention, dans l’hypothèse où il est très supérieur à la moyenne nationale ainsi qu’aux précédents scrutins, permet-il d’annuler une élection en cas d’écart de voix faible ?
Dans la jurisprudence classique, une forte abstention ne constitue pas un motif suffisant d’annulation d’une élection. En témoignent la décision du Conseil constitutionnel du 9 mars 1999[12] ou encore les décisions du Conseil d’État du 17 décembre 2014 et du 22 juillet 2015[13]. Dans les deux premiers cas, le taux élevé d’abstention est invoqué abstraitement, sans aucun pourcentage exact. Quant à la troisième décision, le protestataire fait valoir un taux d’abstention plus élevé que la moyenne nationale. Toutefois, cette circonstance ne suffit pas à établir que la sincérité du résultat en ait été altérée. Dans l’arrêt relatif aux élections municipales et communautaires de Saint-Sulpice-sur-Risle, le taux d’abstention est de 56,07%, soit plus d’un électeur sur deux qui n’a pas voté, mais ce chiffre est en rapport avec la moyenne nationale. Quant aux jugements des tribunaux administratifs, le taux est très variable d’un cas à l’autre. Dans certains litiges, un taux d’abstention de 49,80%[14] ou de 54,70 %[15] n’empêche pas le juge électoral de rejeter la protestation. La solution est-elle différente à cause d’une abstention beaucoup plus élevée, voire « exceptionnelle », comme l’indique le TA sur son internet ?
Le TA de Grenoble avait eu à juger une affaire dans laquelle le taux d’abstention était très important, à 60,37%, mais où existaient de nombreuses autres circonstances d’espèce. Dans un jugement du 15 septembre 2020 relatif à l’élection de la commune de Balme-de-Sillingy, le tribunal administratif de Grenoble a prononcé l’annulation de l’élection mais en raison des circonstances très particulières de l’espèce[17]. Le juge a constaté que « la Balme-de-Sillingy a été l’un des premiers foyers épidémiques en France, dès fin février 2020. Dès lors à la date du vote, le 15 mars, de nombreux électeurs étaient soit hospitalisés, soit isolés à domicile en application des recommandations officielles, qu’ils soient effectivement contaminés par le virus ou qu’ils aient été en contact avec une personne contaminée. Or, il ne résulte pas de l’instruction, dans ce contexte local très particulier de cluster précoce, que les procurations à domicile telles que définies par les dispositions précitées du code électoral aient pu être effectivement mises en œuvre, alors que les services de la gendarmerie de la Balme-de-Sillingy étaient fermés durant cette période. (…). M. H… est dès lors fondé à soutenir que la procédure d’établissement des procurations n’a pas respecté les dispositions précitées de l’article R. 72 du code électoral en raison de la situation sanitaire particulièrement dégradée à la Balme-de-Sillingy, dès la fin février 2020. Cette circonstance est de nature, en l’espèce, à avoir favorisé l’abstention. Il convient dès lors de rechercher (…) si le niveau d’abstention constaté à la Balme-de-Sillingy, favorisé par le contexte local épidémique tel qu’il vient d’être décrit, a été de nature à altérer la sincérité du scrutin ». Il convient d’ajouter que le maire sortant, représentant de la liste battue, avait été testé positif au covid-19 dès le 1er mars. Ce dernier avait été confiné jusqu’au 14 mars, soit la veille du premier tour de l’élection. De plus, 26 sur 31 de ses colistiers ont également été confinés. Les circonstances exceptionnelles ont affecté le maire sortant plus que les autres candidats, compte tenu de la suspension de sa campagne électorale, même si le jugement ne retient pas ce grief, étant rendu en économie de moyens[19]. L’annulation de l’élection de la Balme-de-Sillingy était donc pleinement justifiée.
C’est au contraire le seul taux, il est vrai en l’espèce exceptionnel de 72,21% d’abstention, qui a convaincu le juge de Grenoble concernant les élections d’Annemasse. Ce faisant, le TA de Grenoble a finalement rendu une solution plus proche de celle du Conseil constitutionnel que de celle du Conseil d’État. Mais de nombreux problèmes sont posés par cette solution. Ce critère suffit-il ? Si oui, à partir de quel taux ? 72 % ? Mais pourquoi pas 70 %, 65%, 60 % ? Et à partir de quel écart de voix ? 1 voix, 2 voix, mais pourquoi pas 10, 20 ou 30 voix ?
Le maire de la commune d’Annemasse a décidé d’interjeter appel du jugement[21]. La solution du tribunal reste donc à ce stade incertaine. Le Conseil d’Etat considérera-t-il que le TA de Grenoble a fait une erreur de droit en n’inscrivant pas la recherche de circonstances locales particulières dans la recherche d’une altération de la liberté de suffrage, de l’égalité entre les candidats, du déroulement de la campagne électorale ou du scrutin, etc. ? Ou acceptera-t-il que le seul niveau « exceptionnel » de l’abstention associé à un écart de voix faible puisse suffire à annuler une élection ?
Sur ce point, la jurisprudence la plus récente ne va semble-t-il pas dans le sens du TA de Grenoble. Dans un arrêt du 28 janvier 2021 relatif aux élections de Faulquemont (n°443737), le Conseil d’Etat a estimé que « En l’espèce, M. B… fait seulement valoir que le taux d’abstention s’est élevé à 60,6 % dans la commune de Faulquemont, sans invoquer aucune autre circonstance relative au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune qui montrerait, en particulier, qu’il aurait été porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats. Dans ces conditions, le niveau de l’abstention constatée ne peut être regardé comme ayant altéré la sincérité du scrutin ». Dans un arrêt du même jour relatif aux élections Saint-Georges d’Oleron (n°445084), le Conseil d’Etat a estimé que « En l’espèce, M. C… se borne à relever que le taux d’abstention dans la commune a été supérieur à celui des élections de 2014 et à produire plusieurs attestations d’électeurs selon lesquelles ils se seraient abstenus de voter en raison du contexte sanitaire, sans invoquer aucune autre circonstance relative au déroulement de la campagne électorale ou du scrutin dans la commune qui montrerait, en particulier, qu’il aurait été porté atteinte au libre exercice du droit de vote ou à l’égalité entre les candidats. Dans ces conditions, le niveau de l’abstention constatée ne peut être regardé comme ayant altéré la sincérité du scrutin ». La solution sera-t-elle différente parce que le taux d’abstention est à 72%, et non à 60 % ?
Le débat lancé par le maire d’Annemasse court toujours et cela sera le cas jusqu’à l’arrêt du Conseil d’État. En tout état de cause, une nouvelle fois après l’arrêt la Balme de Sillingy, le TA de Grenoble fait figure de « laboratoire » du droit électoral au niveau national !
TA Grenoble, 31 décembre 2020, n°2001860
Thi Ha Bui – Élève-avocate à l’EDARA